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L’esprit révolutionnaire du IIIe millénaire s’est manifesté de bien des façons différentes. D’un bout à l’autre du monde, les masses opprimées ont décidé de prendre en main leur destin et de déboulonner leurs tyrans. Dans les nations misérables de l’hémisphère Sud l’agitation généralisée aboutira au renversement des gouvernements despotiques et à l’avènement de nouveaux régimes solidaires de ceux que l’on écrase. Dans les riches nations industrielles du Nord, une jeunesse insatisfaite brandit le flambeau de la révolution, pour elle et pour ses frères déshérités.

Ces jeunes de tous les pays s’appellent le Front révolutionnaire des peuples. Les profiteurs contre lesquels ils se dressent les appellent terroristes. Leurs enfants et leurs petits-enfants qui, grâce à leur combat, vivront dans un monde de paix et de liberté, les appelleront libérateurs. Il n’y a pas de titre plus glorieux.

 

Déclaration attribuée au colonel César Villanova,
dit El Libertador, lors de l’entrée à Buenos Aires
de son armée révolutionnaire, le 30 mai 2008.

 

À son réveil, Denny McCormick fut convaincu de se trouver au paradis du Prophète – ou, tout au moins, sur un plateau de cinéma où l’on tournait un remake des Mille et Une Nuits.

Il reposait sur un lit large et bas, tendu de voilages de soie qu’une brise tiède faisait doucement onduler. La chambre était somptueuse – de vastes et voluptueux divans, des coussins aux couleurs éclatantes ; de splendides et épais tapis d’Ispahan et de Tabriz aux motifs compliqués animaient le sol de leurs bariolures. Au-delà des hautes et fines fenêtres on apercevait de sveltes colonnes au fût cannelé et, en arrière-plan, les toits de Bagdad, des minarets tels des doigts d’implorants tendus vers le firmament, les tuiles bleues du dôme d’une mosquée. Le soleil couchant incendiait le ciel et empourprait les terrasses.

Quand Denny voulut s’asseoir, une douleur déchirante le fouailla et il retomba en arrière avec un gémissement de surprise. Il portait un pyjama de soie soutaché d’argent, constata-t-il en se palpant le flanc. Et il avait un pansement.

Une femme entra. Mince, le teint sombre mais des yeux d’un bleu léger. Une robe aux tons chatoyants l’enveloppait du menton jusqu’aux pieds.

Ce n’est pas celle de la voiture, pensa Denny. L’autre était bien plus belle.

La femme s’esquiva sans avoir ouvert la bouche et la porte se referma silencieusement.

Denny s’abîma dans la contemplation du plafond, une mosaïque aux entrelacs hypnotiques dont la beauté, bien qu’elle se conformât aux édits coraniques interdisant la reproduction du visage humain, était fascinante.

Peut-être était-ce seulement mon imagination. Peut-être ai-je été le jouet du délire ? Mais comment se fait-il, alors, que tu sois ici ? ajouta-t-il intérieurement, répondant à sa propre question. Crois-tu que c’est une chambre d’hôpital ?

Il éclata de rire, ce qui réveilla sa douleur.

— C’est peu vraisemblable, fit-il tout haut. Il n’y a pas un seul hôpital de ce genre sur toute la Terre.

La femme réapparut. Cette fois, elle apportait un plateau. Sans un mot, sans même que son regard croisât celui de Denny, elle le posa à terre à côté du lit, s’agenouilla et souleva le couvercle d’un plat. L’arôme brûlant d’un bouillon épicé s’en exhala et McCormick se rendit brusquement compte qu’il avait une faim de loup. Il essaya à nouveau de se dresser sur son séant mais, cette fois encore, la souffrance l’arrêta net et il lâcha un juron d’une voix étouffée, furieux de son impuissance.

Elle posa la main sur l’épaule pour l’obliger à se recoucher. Ce n’était qu’une enfant, une adolescente. Elle se mit à lui donner la becquée en lui maintenant la tête droite, sa main libre passée sous la nuque.

S’il n’avait pas eu aussi faim, cela aurait été follement sensuel. Denny avait l’impression d’être infirme mais il s’en moquait et il s’abandonna à la main qui le nourrissait. Cuillerée par cuillerée, elle lui fit avaler le bouillon, le chich-kebab et des fruits. En guise de boisson, il n’y avait, hélas, que de l’eau. Si c’était vraiment le paradis, il y aurait de l’ale. Au moins une pinte de blonde.

Au moment où sa nourricière reposait la dernière assiette vide sur le plateau, un homme aux cheveux gris entra. Il s’immobilisa devant le lit, son regard intense fixé sur Denny. La jeune fille s’empara de son plateau et s’esquiva.

Quand elle eut refermé, le nouveau venu inclina imperceptiblement la tête en manière de courbette et dit :

— Je suis le cheik Jamil al-Hachémi et cette demeure est la mienne. Soyez-y le bienvenu.

— Je vous remercie, répondit Denny. Je suis Denny McCor…

— Je sais qui vous êtes.

Al-Hachémi était de petite taille mais il émanait de lui une impression d’autorité sereine. Son visage aristocratique à l’ossature marquée était celui d’un authentique cheik. Sa peau avait la teinte du tabac blond. Il était habillé à l’occidentale : complet blanc et chemise saumon à col ouvert.

— Nous ne nous sommes pourtant jamais rencontrés, fit Denny.

— Mes gens ont pris la liberté d’examiner vos vêtements et votre portefeuille quand on vous a eu conduit ici. J’ai naturellement entendu parler de vous. J’ai passé bien des soirées à regarder le palais que vous construisez de l’autre côté du fleuve.

— J’espère qu’il vous a plu.

L’ombre d’un sourire effleura les lèvres d’al-Hachémi.

— J’ai étudié vos plans et la maquette du projet. Ce sera un très beau palais… si vous le terminez.

— Si je…

— Je pense à cet attentat dont vous avez été victime. J’ai peur que ce soit là une réaction de mécontentement dirigée contre le palais.

— Contre le palais ?

Il n’était pas facile de soutenir une conversation dans la position horizontale.

Al-Hachémi acquiesça.

— Vous avez probablement entendu parler du Front révolutionnaire des peuples ? Il semble que votre œuvre ne soit pas de son goût.

— Mais le gouvernement irakien…

Le cheik l’interrompit d’un geste de la main.

— Je suis membre du gouvernement irakien. Et également du Gouvernement mondial. Je n’ignore rien de notre programme officiel mais il faut que vous vous mettiez une chose dans la tête, M. McCormick : le F.R.P. s’oppose au Gouvernement mondial… et à tous les gouvernements nationaux qui ont adhéré à l’organisation mondiale.

— Mais qu’est-ce que cela a à voir avec le palais ?

— Peut-être ces gens le considèrent-ils comme une mascarade attentatoire à leur histoire… ou comme une entreprise commerciale avilissante pour notre peuple. Mais il est plus vraisemblable que, comme il s’agit d’un projet du Gouvernement mondial, ils sont résolus à l’empêcher d’aboutir. Leur raisonnement n’est jamais très subtil, vous savez.

— Et ils pensent qu’ils peuvent arrêter l’entreprise en m’assassinant ?

Al-Hachémi leva les bras avec un fatalisme tout oriental.

— Une poignée de tueurs à gages coûte moins cher que des explosifs.

— Qui sont ces personnages ? Ne peut-on discuter avec eux ? Leur expliquer ?

— Je fais l’impossible pour essayer de savoir exactement qui ils sont et quand je le saurai, il n’y aura ni discussions ni explications.

Denny se remémora subitement un détail qui lui fit froid dans le dos :

— Je crains qu’ils n’aient des complicités parmi les ouvriers du chantier.

— C’est peu probable, encore que le F.R.P. a les moyens d’obtenir, au moins, la coopération tacite d’un certain nombre de gens en les intimidant.

Un certain nombre de gens… Tous les habitants du souk, par exemple !

— Puisque vous êtes apparemment condamné à mort, vous serez mon hôte et vous resterez chez moi où vous n’aurez rien à redouter.

— Mais la construction du palais ?

Les narines d’al-Hachémi en palpitèrent d’indignation :

— Il attendra. La courtoisie exige, même dans des pays aussi barbares que le Canada, que l’on remercie celui qui vous offre son hospitalité.

Denny fut trop surpris pour se mettre en colère.

— Je vous remercie, croyez-le bien. Je ne voulais pas être impoli. C’est simplement le palais qui me tracasse.

Le cheik se détendit visiblement.

— Je comprends très bien et je ne vous retiendrai pas plus longtemps que nécessaire. En attendant, considérez ma demeure comme la vôtre. Si vous désirez quoi que ce soit, vous n’aurez qu’à le dire.

— Je vous suis infiniment reconnaissant.

Avec ce type-là, il faut des kilos de pommade ! pensa Denny.

— Si vous n’avez besoin de rien d’autre pour le moment…, commença l’Arabe avec une nouvelle inclinaison de la tête à peine ébauchée.

— Si, justement, dit Denny, l’interrompant.

Les sourcils de son interlocuteur se haussèrent d’une fraction de millimètre.

— Quoi donc ?

— Comment suis-je arrivé chez vous ? Je… je me rappelle avoir été encerclé par ces… par ces tueurs à gages comme vous dites, je me rappelle m’être battu avec eux et l’un d’eux a dû me frapper. Et puis ensuite…

Denny laissa sa phrase en suspens, se rendant compte qu’il n’avait pas entièrement confiance dans le souvenir qu’il conservait de la ravissante de la limousine.

Une ombre effleura les traits altiers du cheik.

— Vous avez été retrouvé par une jeune personne. Une jeune personne exagérément émotive et très romanesque qui aurait dû vous conduire à l’excellent hôpital que nous avons dans cette ville mais qui a jugé bon de vous transporter chez elle.

— Chez elle ?

— La jeune personne en question est ma fille. Elle était dans le souk après la nuit tombée, ce qui est d’une folle imprudence. Témoin de la rixe, elle a ordonné au chauffeur d’intervenir. Vos assassins putatifs se sont enfuis à l’approche de la voiture, pensant très certainement que c’était la police. Vous baigniez dans votre sang et elle vous a conduit ici.

Elle existe pour de vrai !

— Quand… quand cela s’est-il passé ? Combien de temps suis-je resté inconscient ?

— L’agression remonte à la nuit dernière. Vous avez dormi toute la journée. Le médecin a dit que c’était excellent dans votre état.

— Votre fille m’a sauvé la vie.

— En effet.

— J’aimerais la remercier.

Al-Hachémi se raidit.

— C’est impossible. Elle est sur le départ. Elle doit poursuivre ses études sur Île Un.

 

Denny découvrit deux jours plus tard que le cheik lui avait menti.

Les deux seules personnes dont il recevait la visite étaient la servante et le médecin. Sa luxueuse chambre était équipée d’un gigantesque écran mural grâce auquel il pouvait regarder la télévision mondiale et même s’entretenir directement avec son patron à Messine et son contremaître sur le chantier. Le premier eut l’air ennuyé du retard éventuel que risquait de prendre le programme, le second, qui semblait avoir mauvaise conscience, promit qu’il ferait travailler le personnel aussi dur que si l’architecte était sur place.

La blessure de Denny se cicatrisait rapidement mais on continuait de lui interdire de quitter sa chambre. Le deuxième jour, il essaya de faire quelques pas mais il avait les jambes si molles qu’il dut agripper la poignée de la porte quand il parvint à l’autre bout de la pièce.

Lorsqu’il ouvrit, il aperçut dans le hall un jeune homme musclé au visage marqué par la petite vérole, une cigarette au coin de la bouche, un magazine porno sur les genoux et un énorme pistolet noir à la ceinture. Le garde dévisagea Denny, puis pointa un doigt sur lui. Il n’y avait pas à se tromper sur la signification de ce geste : rentrez et restez chez vous.

— Que ça te plaise ou non, je suis un invité, murmura McCormick en anglais.

Il obéit quand même : il ne se sentait pas assez gaillard pour ouvrir la discussion.

Il passa les heures les plus fraîches de la matinée sur la terrasse qui s’ouvrait derrière ses fenêtres, au milieu du fouillis des colonnes qui soutenaient le toit, à regarder la brume montant du fleuve et la masse verdoyante des plantations qui se déployaient au-delà de la ville.

Ce fut là qu’il la vit. Ce matin-là, une électrobécane grand sport entra dans la cour et s’arrêta dans un strident crissement de freins. La jeune femme qui pilotait l’engin sauta à terre. Une longue chevelure brune retomba en cascade sur ses épaules quand elle enleva son casque. Elle leva la tête. Et Denny distingua ses traits. C’était elle.

Le cheik sortit en trombe et lui dit quelque chose à voix basse. Et en français. Pour que les domestiques ne sachent pas qu’il l’engueule ! Les mots ne parvenaient pas aux oreilles de Denny à cette distance, mais le ton ne laissait pas de place au doute : al-Hachémi reprochait à la jeune fille de rouler comme une folle en ville – et de n’être pas rentrée de la nuit.

Elle éclata de rire, eut un haussement d’épaules – très français –, piqua un baiser sur la joue de son père et, le plantant là, elle rentra à grandes enjambées dans la maison.

Quand la servante lui apporta son déjeuner, Denny lui demanda si elle comprenait l’anglais. Il avait déjà essayé d’entrer en conversation avec elle mais, chaque fois, elle tressaillait et le regardait en ouvrant de grands yeux et en baragouinant quelque chose en arabe, l’équivalent de « moi, pas compris ».

Comme elle secouait négativement la tête, il s’exclama allégrement :

— Très bien. Dans ce cas, mon enfant, on va faire appel aux miracles de l’électronique.

Sur quoi, il composa un indicatif chiffré sur son communicateur portatif. Les mots SERVICE DE TRADUCTION INTERNATIONAL se formèrent sur l’écran mural tandis que s’élevait une voix féminine :

— S.T.I. à votre disposition.

Denny savait que c’était un répondeur.

— D’anglais en arabe et vice versa, ordonna-t-il. Langue courante. Le dialecte de Bagdad, si cela existe.

— Certainement, monsieur.

L’ordinateur connaissait déjà le code de facturation de McCormick : c’était l’un des éléments d’information qu’il avait tapé sur le clavier du communicateur pour obtenir la liaison.

— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il à l’adolescente.

La question s’inscrivit en caractères arabes sur l’écran et une voix masculine – assez proche de celle de Denny – la posa dans cette langue.

La servante considéra tour à tour l’écran et l’architecte.

— N’aie pas peur, lui dit ce dernier en souriant. Je veux seulement connaître ton nom.

L’écran répéta en arabe.

— Irène, répondit-elle faiblement en faisant sentir l’e muet.

— Mais c’est un nom grec !

— Vous ne direz pas au cheik al-Hachémi que j’ai causé avec vous ? Il m’a défendu de vous parler bien que je ne sache même pas l’anglais.

— Ne t’inquiète pas, il n’en saura rien.

— Je suis grecque, reprit-elle. Employée comme servante par le cheik. Mon père est son comptable.

Denny s’étendit sur le lit.

— Eh bien, ça alors ! Mais peut-être que tu préférerais parler en grec ? C’est facile pour l’ordinateur, tu sais.

— C’est ma langue maternelle. Je parle aussi français et un peu l’italien.

— Allons-y pour le grec. Ce sera plus simple pour toi.

Quelques minutes plus tard, Irène était assise sur une chaise à côté du lit et ils n’étaient pas seulement une paire d’amis mais, aussi, de conspirateurs.

— Al-Hachémi m’a choisie pour vous servir parce que je ne connais pas l’anglais. J’ignore pour quelle raison mais il ne veut pas que le personnel de la maison vous parle. Si le garde qui est dehors savait…

— Mais pourquoi ? l’interrompit Denny en baissant instinctivement le ton. Est-ce que je suis prisonnier ?

— Je ne sais pas. Le cheik tient à vous protéger. Je crois aussi qu’il se fait du souci pour sa fille, celle qui vous a amené ici.

— Du souci ? Qu’entends-tu par là ?

— Il veut la maintenir à l’écart des hommes. Il est très vieux jeu quand il s’agit d’elle.

— Oh ! C’est pour cela qu’il…

— Mais il l’est beaucoup moins en ce qui le concerne personnellement, enchaîna la servante.

— Combien d’épouses a-t-il ?

Elle secoua la tête avec embarras :

— Il n’en avait qu’une seule et elle est morte depuis bien des années. Mais il a beaucoup de maîtresses. Et d’amants. Il m’a fait des avances mais sa fille y a mis le holà.

— Qu’en pense ton père ?

— Il fait tout ce qu’on lui dit de faire, répondit amèrement Irène. Un peu d’argent et il ferme les yeux.

— Pourtant, la fille d’al-Hachémi vit auprès de son père.

— Pour le moment. Elle doit partir très bientôt. Le cheik veut l’envoyer sur Île Un, dans l’espace, pour y faire des études.

— C’est une scientifique ?

Irène s’esclaffa.

— Non. Et elle n’a aucun désir de quitter Bagdad. Cela fait des semaines qu’ils se disputent. Un vrai scandale ! Une jeune fille arabe ne discute jamais les ordres de son père.

— Elle est entêtée, hein ?

— Elle a été élevée à Paris et en Italie. On lui a mis des idées occidentales dans la tête.

Denny pouffa.

— Eh bien, j’en suis ravi. Comment s’appelle-t-elle ?

— Bahjat. Et son père lui a interdit de vous voir.

— Mais est-ce que j’ai dit…

— Vous êtes amoureux d’elle, laissa tomber Irène, une lueur malicieuse dans les yeux. Toute la maison sait qu’elle vous a sauvé la vie et que c’est elle qui vous a conduit ici. C’est son sang qui vous a sauvé.

— Son sang ? Tu veux dire que l’on m’a fait une transfusion ?

— Oui. Autrement, vous seriez mort. Le cheik était fou de rage quand il l’a appris. Le sang d’une al-Hachémi donné à un infidèle ! Il a piqué une de ces rages !

Son sang coule dans mes veines !

— Mais cela ne signifie pas pour autant que je sois amoureux d’elle.

— Alors, pourquoi me posez-vous toutes ces questions sur son compte ?

Denny réfléchit un instant avant de riposter :

— Pourquoi risques-tu de perdre ta place en y répondant ?

— Parce que… (Elle hésita.) Parce que c’est très romantique. Bahjat a cherché à vous voir, vous savez ?

— Vraiment ? (La voix de Denny était mal assurée. On aurait dit un collégien.) Je… oui, bien sûr, je serais très heureux de la rencontrer… pour la remercier convenablement, je veux dire.

— Je lui ferai la commission.

— Parfait ! (Il se rendit brusquement compte de ce qu’impliquait cette promesse.) Tu ne vas pas lui raconter que je suis amoureux d’elle, n’est-ce pas ?

— Bien sûr que si. Que voulez-vous que je lui dise d’autre ?

— Mais ce n’est pas réellement la vérité ! Comment puis-je savoir… enfin, je ne lui ai pas dit deux mots cohérents !

Irène eut un sourire entendu. Elle ramassa le plateau et sortit prestement.

Ah ! les femmes ! songea dédaigneusement Denny. Les grands sentiments, c’est tout ce à quoi elles pensent. Complètement débiles ! Maintenant, les commérages vont aller bon train. Encore heureux si le vieux cheik ne me balance pas dans une rue sombre pour laisser les tueurs finir leur travail !

Mais Denny s’aperçut soudain qu’il riait aux anges. Et que son cœur cognait comme s’il avait couru le mille mètres. Il s’aperçut par la même occasion qu’il n’avait, pas touché au déjeuner que lui avait apporté Irène. Mais il s’en moquait. Il n’avait absolument pas faim.

— Bon Dieu de bois ! murmura-t-il. C’est vrai que je suis amoureux d’elle !

 

Il passa l’après-midi à tourner comme un ours en cage dans sa prison dorée. Il sortit cent fois sur le balcon au plus fort de la chaleur caniculaire mais le patio demeurait vide. La ville tout entière paraissait dormir, écrasée sous ce soleil impitoyable.

L’idée lui vint de téléphoner à son contremaître mais il la chassa aussitôt : il ne pourrait pas se concentrer sur le travail. Et, pour l’heure, il s’en fichait éperdument.

Finalement, accablé par la chaleur qu’il traînait comme un boulet au pied, il s’affala sur son lit, toujours en pyjama, et s’assoupit. Sa dernière pensée consciente fut pour se souvenir des mises en garde qu’on lui avait prodiguées quand il était petit contre la masturbation, même involontaire.

Quand il se réveilla, il faisait nuit. La porte, en s’ouvrant, le fit émerger d’un rêve obscur, comme poissé de sueur, qui s’effaça et sombra dans les profondeurs de son inconscient telle l’image abolie d’un téléviseur que l’on éteint.

Il se dressa tout droit sur son lit.

Une femme lui apportait son dîner sur un plateau niellé d’argent. Mais ce n’était pas Irène. Elle était plus grande et son voile de soie maintenait son visage dans l’ombre.

Ne sois pas idiot ! Ce ne peut pas être elle.

Mais le pouls de Denny s’emballait.

Elle posa le plateau sur la table basse au milieu de la pièce, s’approcha du lit, fit glisser son voile sur ses épaules et sourit.

À la vague lueur que laissaient filtrer les fenêtres, Denny reconnut Bahjat, aussi éblouissante que dans son souvenir. C’était une princesse des Mille et Une Nuits, une Shéhérazade à la chevelure de corbeau, aux yeux étincelants, mince comme un fil. Sa physionomie radieuse était beauté, intelligence, amour.

McCormick voulut dire quelque chose mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge.

Elle posa son doigt sur ses lèvres et fit dans un murmure :

— Je ne peux rester qu’un instant. Le médecin m’a dit que votre guérison est en bonne voie. J’en suis heureuse.

— Je voulais vous remercier…

Elle secoua imperceptiblement la tête.

— Un Ah-reesh aux cheveux aussi flamboyants ! Comment aurais-je pu vous laisser mourir ?

D’un mouvement prompt, elle se pencha et l’embrassa. Mais quand Denny voulut l’étreindre, elle se dégagea et battit en retraite en direction de la porte.

— Je reviendrai, chuchota-t-elle.

Et il n’y eut plus personne.